J’ai (re)vu – Apocalypse Now Final Cut

Hier, après avoir corrigé inlassablement les centaines de copies en ma possession, j’ai regardé Apocalypse Now pour la deuxième fois de ma vie. La première fois c’était lorsque j’étais plutôt jeune, au lycée. Il faut dire qu’alors j’ai cru voir (un gros minet ?) un chef d’oeuvre. Ah, cette jeunesse idiote et naïve ! Enfin, bref. Apocalypse Now c’était hier soir en version Finul Cut (pardonnez l’accent), en français : la coupe finale, rien à voir avec la coupe de cheveux inexistante de Marlon Brando dans le film. Après la version Redux de 2001 présentée de nouveau à Cannes, le réalisateur avait fait une petite mise à jour en 2019 de son oeuvre rallongée et jugée trop lourdingue par les critiques; ah, ces critiques ! 

Pour revoir le film : https://www.arte.tv/fr/videos/070724-000-F/apocalypse-now-final-cut/

Arte TV n’y va d’ailleurs pas par quatre chemins pour parler du film et de sa diffusion. En plus de cela, la soirée cinéma était sponsorisée par Bleu de Chanel, excusez du peu, ce qui signifie aussi que ce n’est pas le simple quidam qui regarde ARTE à 21h05 le dimanche soir, mais des mââââles qui s’habillent chèrement et qui gagnent plus que le SMIC. 

Arte précise ainsi sur son site : 

« Diffusée pour la première fois sur une chaîne française, l’ultime version, et « la meilleure au monde » selon Francis Ford Coppola, de son film monstre, génial et fou sur la guerre du Viêtnam, qui symbolise à la fois l’apothéose et l’agonie de la culture pop. Dans une chambre d’hôtel de Saigon, le capitaine Willard délire dans une torpeur suicidaire quand il est emmené pour une mission secrète. L’état-major le charge d’éliminer un haut gradé, le colonel Kurtz, qui, après une carrière exemplaire, s’est retranché dans la jungle cambodgienne à la tête d’un bataillon de soldats autochtones et, devenu incontrôlable, mène sa propre guerre avec des méthodes « malsaines« . Un petit bateau de la marine, manœuvré par un équipage de quatre hommes, doit permettre à Willard d’approcher Kurtz en remontant un fleuve à travers la jungle. L’entreprise débute avec le bombardement sauvage d’une zone côtière favorable au Viêt-cong par les hélicos du colonel Kilgore (littéralement « Tue-carnage »), au son de la « Chevauchée des Walkyries » de Wagner. « J’aime l’odeur du napalm, le matin…«  »Site web d’ARTE TV

Cette version re-remanipulée, nettoyée de toutes les broutilles, agrémentée de nouvelles broutilles, était censée réhausser la grandeur de l’oeuvre Francisco-Coppolienne. Ainsi, c’est en se réveillant un matin en 2019, à presque 80 ans, et en se rasant devant le miroir, qu’il se dit qu’une version Redux Again ferait bien l’affaire pour les quarante ans du film. On peut dire que l’indécision de Francis Ford Coppola à donner une fin légitime et définitive à son propre film, qu’il avait présenté sans générique, et avec deux fins différentes, n’a pas aidé les plus critiques face à son travail. En restaurant très légèrement (l’image est plus belle, plus lisse, moins granuleuse) et en remontant ce qu’il restait de la version longue, Coppola retire (carrément!) plus de treize minutes.

Il garde tout de même des scènes qu’il avait jugé « clés » dans son film et que pourtant la production avait choisi de retirer, – et que même les critiques avaient trouvé inutiles pour la compréhension du film. On retrouve notamment la scène surréaliste des soldats surfeurs sur la plage (scène très insistante et longue sur le surf), le colonel torse-poil se pavanant entre les balles et les tirs de lance-roquette. Bien sûr, je dirais que ce genre de scènes-là a sa place dans l’oeuvre de Coppola. Il veut ainsi se détacher du film « sur le Vietnam » pour en faire « un film sur l’absurdité du monde et de la guerre » en général. Un film au ton universel et salvateur donc. Et point de Brice de Nice en vue.

Affiche du film Apocalypse Now

C’est peut-être là où le bât blesse. Film à caractère universel veut toujours moraliser. Par ailleurs, c’est bien la qualité du cinéma américain que de vouloir moraliser la société à coups d’hélicoptères et de mitraillettes. En forçant le trait sur le personnage mutique de Martin Sheen du début à la fin, en filmant de près son regard vide, son impuissance, Francis Ford Coppola voulait faire comprendre la vacuité de la guerre. La guerre ‘à l’Américaine’, bien distincte de la guerre ‘à la française’ comme dans la scène d’anthologie du repas français, n’est pas une guerre de libération, d’émancipation, de conquête ni d’aide aux populations asiatiques, non, la guerre américaine est une guerre d’idéologie. Elle est une guerre pour se donner bonne conscience et c’est là le fond du film de Coppola.

Si ce long métrage est long, il n’en est rien : à le regarder les minutes passent et s’avalent sans broncher. L’image est belle, la scénographie spectaculaire, les dialogues ciselés. D’un point de vue cinématographique, on retrouve toutes les caractéristiques d’un bon film de la fin des années 70 et du début des années 80. On pense à la violence d’un Stanley Kubrick et à Orange mécanique (1971) ne serait-ce que dans le fondu sur l’oeil et l’orbite du protagoniste, la folie de Marlon Brando alias Kurtz et la musique psychédélique (The Doors, etc.). On pense aussi forcément (inéluctablement !) au Parrain (The Godfather) de 1972 par le même Coppola avec le même Brando et la même façon de filmer celui qui a perdu l’esprit. On pense aussi à Alien – Le 8ème passager (1979) ou à La Guerre des étoiles (1977) parce qu’à un moment dans le film, les soldats reçoivent du courrier sur le bateau et un des soldats évoque la course à la conquête de l’espace. On pense à la folie de Jack Nicholson dans Vol au-dessus d’un nid de coucou (1975). On pense également à l’aspect symphonique, aux mensonges et à l’imposture dans Barry Lyndon (1975). On pense au Voyage au bout de l’enfer (1978) de Michael Cimino. On pense aux scènes d’émeutes et de foules écrasées par la chaleur et la faim dans Soleil vert (1973). Tout ça pour dire que Apocalypse Now ne s’est pas fait tout seul, il est l’accumulation d’un certain nombre d’idées et de stéréotypes issus d’un imaginaire cinématographique encore brûlant sur la guerre du Vietnam.

En 1979, la critique de la guerre du Vietnam est encore difficile à imaginer dans la culture américaine qui s’autocensure. La critique est produite par un militantisme dans d’autres milieux que le cinéma (la musique par exemple), et même la presse semble longtemps écartée de la guerre… le personnage du photo-journaliste de guerre à la fin du film Apocalypse Now est une bonne illustration de ce qu’a pensé Francis Ford Coppola des journalistes en général. Ils seraient probablement tous « lavés du cerveau » comme Dennis Hopper sous acide (enfin, sous opium…). Silencieux donc coupables ?

En adaptant le roman Au coeur des ténèbresde Joseph Conrad, Coppola ne prenait pas non plus trop de risques à produire un pamphlet contre la guerre. Sa manière de filmer les corps est néanmoins symptomatique puisqu’il ne se départit pas d’une image « d’exotisme » extrême, ramenant les Sud-Asiatiques à leurs plus bas instincts, livrés à eux-mêmes, comme des corps animaux voire comme des corps indigènes qu’on voit aussi dans 1492 (1992) de Ridley Scott.

A force de regarder le film, magnifique en tout point, on s’aperçoit tout de même qu’on n’arrive pas à décider s’il est pro-Américain ou non. Certes, le long métrage se positionne dans la longue lignée de films « sur » la guerre, des « films de guerre », exprimant aussi le sentiment que la guerre est devenue inutile et absurde dans le contexte des années 70. Cependant, certains moments nous laissent dans le doute et l’expectative :

  • le protagoniste est neutre (Martin Sheen), sans véritable action ou émotion, il est amené à « terminer » sa mission de manière spectaculaire. On s’attendrait à ce qu’il ne termine pas mais il finit par exécuter sa mission comme un bon soldat américain, comme un Terminator.
  • la barbarie est montrée de deux points de vue : une barbarie bien ordonnée, propre et nette, venue des Américains, de leurs hélicoptères bien rangés, des gros obus qu’ils caressent, de leur napalm sentant frais le matin, tandis que la barbarie injustifiée, sauvage, désordonnée, sale, cruelle, est celle des Sud-Asiatiques sans cesse ramenés à des êtres qu’on viendrait aider et qu’il faut voir se civiliser.
  • le film se focalise sur l’histoire d’un groupe armé qui poursuit une mission qu’une équipe précédente n’avait pas réussi à terminer. Cette mission déplace le coeur de la guerre (celle de la boue et de la jungle), sur un long fleuve, certes intranquille, mais hors des sentiers battus, héroïsant quatre ou cinq soldats qui lorsqu’ils meurent font pleurer n’importe quel spectateur un tant soit peu sensible.
  • le film fait passer les Français pour les pires anti-communistes et les plus colonialistes du tableau (la scène du repas)
  • le film ne prend jamais clairement parti pour défendre les Sud-Asiatiques dans ce qui était leur guerre devenue mondiale. Il y a bien la scène du bébé remis à Robert Duvall torse nu au début pour figurer la pitié et la violence envers les civils, mais les autres scènes montrent des groupes asiatiques armés, fusillés et provocateurs.

Ne serait-ce que pour cela, il faut regarder le film avec du recul. C’est ce qui est intéressant avec Apocalypse Now. En modifiant plusieurs fois la fin de son ouvrage, Francis Ford Coppola montre que lui-même n’était pas sûr d’apporter une réponse convaincante. Il s’en sort par une pirouette en proposant une fin mystique. Si ce film, pris dans le sens de « critique de la guerre du Vietnam » est un chef d’oeuvre, il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui il est parfois vu à l’inverse comme le film de guerre par excellence, parangon du genre, montré aux soldats tel un modèle, mais inapte à véritablement dénoncer quelque chose qui se reproduira dans cette capacité qu’à l’Amérique à s’enliser dans des guerres inutiles.

Je note les choses géniales qui sont devenues des archétypes :

  • Robert Duvall, vraiment flippant, rappelant Robert de Niro ou Jack Nicholson
  • la musique (Valkyries de Wagner, The Doors, les Rolling Stones, les pierres qui roulent…)
  • les scènes surpeuplées, pleines de figurants, de fumée, d’explosions, d’éléments de décors avec long travelling avant
  • l’élément perturbateur du film, et le twist final, nous dissimulant jusqu’au bout un Marlon Brando chauve mais éveillé 
  • la présence des soldats Noirs Américains, figures qui ne seront presque jamais vraiment reprises dans les films de guerre suivants (ou alors très peu, merci Laurence Fishbune et Albert Hall !)
  • On sent aussi que le film fut éprouvant pour l’équipe, on voit que l’horreur sur les visages n’est pas feinte, que le dégoût est présent aussi chez les acteurs n’incarnant pas seulement les personnages mais vivant l’action au plus près. Apocalypse Now entraîna même un épuisement collectif chez certains et une mise en retrait du cinéaste pendant deux ou trois ans.
  • l’affiche sublime, devenue pur produit de la pop culture
  • des moments qui se rapportent à la culture américaine, à sa propre construction mythologique
  • les moments où Coppola laisse entr’apercevoir une Amérique rapace : la scène des playmates, la scène de l’article de journal sur la tuerie de Charles Manson…

En somme, un chef d’oeuvre de divertissement et un film « à clés » dans lequel le soupir final de Marlon Brando (« the horror« ) n’est pas que le reliquat d’un passé vivace et sanglant, mais une ouverture vers un futur qui s’est construit sur une absurdité. La phrase de la femme française (Roxanne) dans le film « il y a deux parts chez un homme, un homme qui aime et un homme qui tue » résume l’entièreté d’Apocalypse Now: il y a deux Amériques, bipolaires, une Amérique qui aime son prochain et l’autre qui tue.

Attention : ce film est conseillé aux « plus de 16 ans ». Les scènes sont particulièrement traumatisantes. Il reste un bon cas d’étude pour les étudiants en histoire contemporaine.

Réalisation : Francis Ford Coppola

Avec :

  • Marlon Brando (Colonel Walter E. Kurtz)
  • Robert Duvall (Lt. Colonel Bill Kilgore)
  • Martin Sheen (Capitaine Benjamin L. Willard)
  • Frederic Forrest (Jay « Chef » Hicks)
  • Albert Hall (Chef Phillips)
  • Sam Bottoms (Lance B. Johnson)
  • Dennis Hopper (le journaliste)

Signé Tassa


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