Drôle de frimousse de Stanley Donen (Critique de film, comédie musicale, 1957)

C’est la troisième fois que je vois ce film, et à chaque fois, j’ai un avis différent. Nous sommes en 1957, les femmes sont encore des choses, elles sont les secrétaires, les scriptes, les petites mains, les godiches, celles qui apportent le linge propre à leur mari. Et pour s’opposer à la potiche mannequin incapable de penser par elle-même, il y a la jeune Audrey Hepburn, incarnant parfaitement cette drôle de frimousse, Joëlle, fabriquée telle une intellectuelle. Et bien sûr, quand une femme pense en 1957, qu’elle lit, qu’elle classe à longueur de journée des ouvrages de philosophie dans une obscure librairie, c’est qu’elle n’a jamais connu le grand amour, qu’elle est vierge de toute aventure.

Chacune de ces images vient contraster étrangement avec le contexte du film. Stanley Donen cherche encore à critiquer une part de la société. Le magazine de beauté et sa rédactrice en chef servent de faire-valoir à ce long métrage. Les premières minutes parlent d’elles-mêmes : 1957, c’est les prémices des années 60, le côté pervers des Trente Glorieuses. On fait miroiter aux bonnes ménagères une vie plus facile, plus légère et plus cool grâce aux machines à laver, au lave vaisselle, à la voiture conduite par des femmes et au prêt à porter. On leur laisse une certaine autonomie, on comprend qu’elles peuvent être autre chose que des mères, elles sont des femmes objets dans les pas des Marylin Monroe et consorts.

Mais la critique s’arrête là. Parce que, si l’inculture des mannequins et des journaux de mode sont regardés avec amusement, la culture d’Audrey Hepburn est ridiculisée. Les femmes c’est bien connu lisent des âneries. Elle dont le personnage vénère l’empathicalisme, un faux courant philosophique inventé pour l’occasion. Elle est fan d’un certain penseur français, mais c’est Fred Astaire qui vient la décoincer, alors qu’elle lui explique qu’une femme pense par elle-même et ne se fait pas inviter pour danser comme cela. La scène est concasse. La voilà qui danse une sorte de transe moderne qui tranche avec la scène d’amourette dans la salle noire où elle rencontre le photographe joué par Fred Astaire pour la seconde fois.

1957, en fait, c’est une sale année. Le cinéma d’Astaire et de Donen est à bout de souffle. On sent que l’idéal est lointain. D’ailleurs, ils l’avouent eux-mêmes, dans une scène du film, mon dieu qu’ils sont fatigués, disent-ils dans les dialogues de personnages en entrant dans des taxis à Paris. L’idéal ici c’est Paris. Un idéal donc un peu désuet et un peu passé, l’idéal du Vieux Continent. Derrière le cosmétique des unes de magazine, le film se moque du matérialisme de pacotille. Le matérialisme c’est le détachement de la substance spirituelle, on ne croit plus en rien qu’aux choses et aux objets : les femmes achètent des robes plus courtes, les hommes des belles voitures.

En 1957, le cinéma de Donen/Astaire est essoufflé. Audrey Hepburn est bien trop jeune par rapport à Fred Astaire mais cela faisait longtemps qu’une telle tête d’affiche devait se faire. L’âge d’or de la comédie musicale est mort. Chantons sous la pluie a épuisé son succès depuis 1952. C’était un chef d’œuvre. Plus tard, Donen remettra le couvert avec Hepburn tombant éperdument amoureuse d’un autre vieil acteur dans Charade en 1962 (Cary Grant). Elle était déjà tombée amoureuse d’Humphrey Bogart grisonnant en 1954. Des rôles dans la mode des filles à papa ? Après 1957, le cinéma n’est plus trop le même. Et même le traitement des femmes est différent. Pour le pire parfois … Audrey Hepburn connaît bien ce qu’est être la femme objet avec ce petit air intello qu’on ose bien lui prêter. Elle sera encore une fois transformée par un homme quelques années plus tard en 1964 dans My Fair Lady.

1957, ce n’est pas d’adolescence du cinéma mais sa décrépitude. Astaire tourne en rond avec sa cape de toréador dans une vieille arrière-cour parisienne. Il pérore comme une pécore version mâle. La formule s’épuise et pourtant la caméra de Stanley Donen est toujours aussi innovante pour filmer la comédie musicale en mouvement. Les chansons sont cultes : Bonjour Paris ! Think Pink ! Derrière toute cette panoplie demeure un mystère. Si ce film est le miroir d’une société qui s’enfonce dans le capitalisme néolibéral, le culte du corps et des objets, comment l’art peut-il encore exister ? Ce ne sont pas des vieux croûtons qui vous diront qu’ils ne peuvent pas.

Drôle de frimousse se gausse mollement du vieux monde et du nouveau. Mais le statut masculin n’est jamais remis en question. Vous me direz c’est normal pour 1957. C’est un peu la fin pour tous. Charlie Chaplin en fin de carrière tourne dans un Roi à New York. Billy Wilder filme les derniers pas de Marlène Dietrich dans un film hollywoodien d’ampleur. Romy Schneider prend elle aussi le visage d’une ingénue qui sait ce qu’elle veut dans Sissi face à son destin tandis que les hommes se tirent dessus dans Règlements de compte à Ok Corral ou Les Sentiers de la gloire de Kubrick.

Finalement, la femme objet joue dans des scènettes qui ponctuent le film, et questionnent la société changeante. Audrey Hepburn se demande si elle ne fait pas erreur en posant en mariée pour les photographies d’un Astaire gêné. Ne commet-elle pas une escroquerie ? Le cinéma n’est il pas qu’une humble tromperie en général ? Après le film, que se passe-t-il pour ces acteurs et actrices que le système broie toujours un peu plus. C’est sûrement le message métaphysique que Donen et Astaire imposent aux spectateurs. « Je n’ai jamais vu une mariée aussi triste », dit Astaire péremptoire, en Pygmalion finissant par embrasser sa Galatée.

C’est que le cinéma n’a pas fait que du mal aux acteurs et aux actrices, il a fait du mal aux gens bercés par ce type de film, que moi-même j’ai tendrement regardés. De loin, l’œuvre est belle. Honorable. Généreuse. Inventive. De près, il ne faut pas trop scruter sans se blesser un peu les yeux. L’imaginaire des années 50 entre en collision avec celui des années 60. L’industrialisation, l’hyperconsommation, la productivité sont critiqués par certains intellectuels du milieu culturel alors que le cinéma prend un tournant. La machine à faire rêver continue de créer des idéaux, à fabriquer des illusions. Les jeunes filles se demandent si elles ne peuvent pas être cette Audrey Hepburn qui tournoie en robe de mariée dans le parc aux bras de Fred Astaire qui lui avoue qu’il l’aime.

De l’autre côté, on est à l’avant-garde d’une sorte de Le diable s’habille en Prada préhistorique. La directrice du magazine chantonne « tu dois être mariée », tu dois être comme ci, comme ça, « tu dois être charmante et belle ». C’est le mantra de cette nouvelle société qui se conforme dans un monde fait d’apparences et de faux semblants mais où, surtout aux États-Unis, tout le monde a une chance. Comme elle, la petite libraire de New York, qui n’a peut-être jamais touché à du maquillage de sa vie. La voici propulsée dans leur monde d’après, celui des années 60, dans lequel Joëlle, la petite américaine devenue mannequin temporairement, rêve de rencontrer Jean Paul Sartre. Une des scènes parle d’ailleurs du désir de rencontrer l’autre. Cette scène s’oppose au hasard de la rencontre, à la sérendipité d’un face à face entre deux êtres qui ne viennent pas du même univers. Fred Astaire vient kidnapper Audrey Hepburn comme dans une société qui maltraite les femmes. Il refuse qu’elle parle philosophie et existentialisme avec le professeur Flostier. L’affront est bien là. Entre ancienne génération et nouvelle, il y a une frontière immense. Une fracture. Une rupture. Irréparable. Astaire l’avoue lui-même, il ne s’intéresse pas du tout à l’intellect de Joëlle. Plutôt à sa plastique ? Les voilà qui s´engueulent derrière un rideau. La dispute mène à la résolution du film.

La fin est intéressante. On propose à la presse l’image d’une femme docile qui bouleverserait le quotidien. En fin de compte, les journalistes et le tout Paris obtiennent l’image d’une femme qui s’émancipe, en donnant son point de vue, et détruit la scène sur laquelle elle est. La philosophie empathicaliste va-t-elle vaincre le conservatisme des Américains aux « vibrations hostiles » ?

« De quoi ai-je l’air ? Ça fait la blague ? » demande la directrice du magazine en réajustant son déguisement. Les répliques du scénario semblent faire écho à des situations plus meta, plus profondes qui jalonnent la vie du cinéaste et de l’acteur principal. Donen devient acerbe et ne cache pas son aigreur envers la nouvelle vague intellectuelle française ou européenne. La méfiance est entamée. Un cinéma trop intellectuel ? Que nenni ! Les Américains ne sont pas prêts ! Truffaut ? Godard ? Mon dieu non ! Il vaut mieux du grand spectacle ! Un truc un peu hypocrite qui face la blague. Qui face l’artifice. Superficiel le cinéma Hollywoodien ? Peut-être, and so ? « let us lead the way », chante finalement la cheffe de fil du magazine américain. C’est nous l’Amérique qui allons vous changer et vous détruire ! Alléluia, là est la bonne parole. Les philosophes français sont réduits à des gourous d’une secte. Fred Astaire tire à balles réelles. « Nous nous sommes rendus compte que nous sommes futiles ». À quoi bon, nous allons tous mourir, autant tous nous divertir chaque jour. En critiquant l’empathie d’Audrey Hepburn, c’est l’individualisme que Donen abhorre. La confrontation entre Flostier et Joëlle est terrible. Il voudrait coucher avec elle, elle lui casse un vase sur la tête. Retour à la case départ. Elle accourt dans les bras de son sauveur américain. Elle est libérée. L’Amérique c’est la civilisation. Les autres sont des rustres.

Bref. C’est passionnant de voir le cinéma s’auto-saboter ou faire sa propre analyse psychologique. C’est fou de penser qu’il s’agit du cinéma qui a formé nos grands-parents et nos parents. Du cinéma qui a participé à l’avènement, malgré tout, d’une forme de féminisme. Le film en reste impressionnant par l’aplomb du propos devenu ringard aujourd’hui.

Signé Tassa.


Commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *